A tout seigneur, tout honneur, commençons donc par la soprano.

Savez-vous, estimé lecteur, comment Chaplin a commencé sa carrière ? Dans un obscur théâtre de Winnipeg, à cracher des morceaux de biscuit et arroser d'oranges pourries une énorme soprano pommadée, occupée à chanter un lied de Schubert. Charlot allait certes faire plus fin par la suite, mais il révélait ainsi le ridicule archétype de la soprano, qu'Hergé montrait aussi dans la Castafiore.

La soprano n'est elle donc que corsage dilaté et développement anarchique de tissus graisseux dans la région fessière ? L'image d'épinal n'est pas sans vérité. Nous avons connu, nous fréquentons encore de ces chanteuses dodues, à l'image de celle qu'au temps de notre splendeur chorale on appelait la " grosse ", et qui cachait un cœur d'or sous les rotondités adipeuses d'une gorge de grassouillette albâtre. Les causes nous en échappent, et les esprits curieux regretteront que le père Freud n'ait pas aussi étudié la lipido.

La gent fessue et mamelue n'a cependant pas le monopole de la tessiture aiguë, où les extrêmes curieusement se rejoignent : dans une chorale, les limitrophes de l'anorexie, les haridelles chez qui on prendrait le la d'une chiquenaude costale, sont généralement aussi des sopranos. Chose logique, car les instruments sopranos sont plutôt maigrelets, tel le saxo, qui n'a pas les sensuelles rondeurs de son homologue alto; quant au " soprano mélancolique ", cognomen du hautbois, il nous fait de ses clés anguleuses et de son anche cruelle des marques que nous ne tolérerions pas d'une épouse.

Fort heureusement, la typologie classique ne range pas les chanteuses au poids, mais selon la hauteur, la couleur et le volume. La gamme est large, la nuance infinie. On connaît le coloratur genre " Reine de la Nuit ", le dramatique du style de la Constance de l'Enlèvement, le lyrique comme Manon et la Traviata, On trouve aussi des curiosités qui laissent songeur : le " soprano Dugazon " que l'on rêve de mener un jour sur l'herbette, le " soprano Falcon ", plus effrayante, la " soubrette ordinaire ", en sympathique petit tablier blanc, et même, pinacle du fantasme, le " soprano dramatique d'agilité ". Et que dire du wagnérien, du verdien, du gustavien un jour, peut être... Toutes épithètes accolées à ce terme italien de soprano dérivé de " sopra " (dessus), qui indiquerait que son contraire serait la " sottona " (dessous), quod non...

Interdite à l'église comme femelle et donc indigne d'une fonction liturgique, bannie de l'opéra au profit des falsettistes et des castrats, la soprano n'a émergé qu'à l'extinction (génétiquement vachement programmée) de ces derniers.

Depuis, elles se sont bien rattrapées : dans nos chœurs, elles se taillent la meilleure part du gâteau, s'appropriant sans vergogne la mélodie, laissant aux autres les " la, la, la ", "doum, doum, doum" et autres remplissages harmoniques, en proportion inverse du talent du compositeur.

La toute puissance du pupitre est aussi son talon d'Achille. Il ne suffit malheureusement pas au maître de chapelle de dire à Margoton ou Zénobie "je te baptise soprano" pour qu'à l'instant elle ait le la souple, le si moelleux, le contre ut argentin. Dans bien des cas, la voix est déjà aigrelette au mi, criarde au fa, glapissante au sol. Mais notre diva souvent n'en a cure, projetant à l'auditeur incrédule parcelles de cartilage aryténoïde et mucosités musculaires crico-thyroïdiennes. Et malheureusement, si l'alto peut grasseyer impunément, ou la basse éructer discrètement dans les fréquences abyssales, il n'en va pas de même pour la soprano, d'autant plus repérable - c'est la règle physique - qu'elle s'élève dans l'échelle hertzienne.

Dura lex, sed lex, qui fait aussi, n'en déplaise à nos estimés contradicteurs davantage blanchis que nous encore sous le harnais, que les chevrotements dus au grand âge sont plus ravageurs aussi dans ce pupitre. La pathologie du larynx prouve enfin que les kystes, chondromes et autres dyspnées affectent surtout les sopranos, qui forcent trop souvent dans l'aigu. Pour réfréner les ardeurs des émules de Bianca, faudra-t-il exhiber dans nos chœurs des bocaux de formol où baigneraient des nodules de coloratur ?

Depuis un Vaison 1980 où, chanteur novice encre humide d'effusions maternelles, nous admirions quelques pseudo-divas pratiquant le chant commun comme des Marguerites piquées aux hormones, nous avons affiné nos canons esthétiques. Mais bien de l'eau a depuis coulé dans l'Ouvèze, et, grâce au ciel, les charmes notamment phonatoires de ce pupitre béni des dieux font aujourd'hui à la grand messe notre enchantement dominical.