Face à la perspective d'évoquer un sujet aussi vaste et multiforme que celui de l'homo cantor aborigène des portées supérieures de la clef de sol, communément appelé ténor, le chroniqueur se sent paralysé par l'étroitesse de ses moyens. L'architecte de la pyramide de Kheops à la pose de la première pierre et l'employé du gaz inopinément admis dans la couche de Cindy Crawford ont dû éprouver d'assez proches sensations.

Comment reconnaître ce spécimen (trop ?) rare en nos harmoniques phalanges ? Un trait nous a frappé. Sans doute existe-t-il des typologies déviantes, comme on trouve des hippopotames albinos ou des chefs de chœur démocrates, mais le ténor a porté, porte ou portera la barbiche. Non point cet appendice pileux anarchique de type bon toutou écolo-soixante-huitard, mais bien le bouc conquérant propre à l'espèce. Outre la barbiche, le ténor est souvent caractérisé par une maigreur tourmentée, sauf s'il a réussi ou a renoncé à toute ambition, cas auxquels il peut se laisser aller à une onction satisfaite, à une adipeuse plénitude propre à graisser l'organe et rassurer les foules.

C'est que le ténor se fait de sa personne une certaine idée, et n'est souvent pas loin de confondre la raie de ses fesses avec le méridien de Greenwich. Pourquoi sans cela aurait-il tant insisté pour dominer le chœur du haut de son organe, lui qui est avant tout baryton, car le vrai ténor est rarissime ? La vue avantageuse qu'on y a du pupitre soprano n'est pas seule en cause. Sans doute est-ce par besoin de briller, besoin éminemment excusable, car conditionné par un contexte socioculturel qui place sa voix sur un piédestal. Les vibrations ensoleillées de Tino Rossi, les sirupeuses altitudes de Lotti (Helmut, pas Antonio), entretiennent cette flatteuse image. On remarquera au passage que tous ces grands hommes ont des blases en " i " ou en " o ", signes d'un tempérament méditerranéen non toujours dépourvu de fatuité. Ah, s'il suffisait de se coller un suffixe au derrière pour savoir chanter, à Cournouillard de se rebaptiser Cornuto pour devenir confrère de Caruso.

S'il était animal, le ténor serait coq, couleur le vermillon, meuble le tabouret. Déjà seul, on ne peut le rater ; et si l'on en réunit une paire, mieux un trio, la recette est assurée. Domingo, Pavarotti et Carreras pourraient chanter ensemble les tubes de Cloclo - patience, ils en approchent -, les foules se pâmeraient encore d'aise, enivrées par le clinquant d'une mélomanie facile, et surtout par le clinquant d'une image tape-à-l'œil.

Suprême consécration : le terme même de ténor est passé en langage courant, comme bic ou frigidaire. N'en use-t-on pas pour désigner quiconque exerce un rôle de premier plan, ou se fait champion d'une cause ? Nous entendions l'autre jour parler des " ténors du Parti Socialiste ", dont les rares prestations musicales, en l'occurrence l'Internationale du premier mai, relativisent pourtant les prédispositions pour l'art vocal.

Toujours plus haut : telle est donc sa devise, mais à quel prix ? Tous les moyens sont bons pour se hisser, de cri en glapissement, jusqu'à ce contre-ut éclatant qui le distingue du commun, et après lequel il pourra ravaler sa glotte purpurine, laisser dégorger ses nodules pantelants, relâcher enfin les fanons cramoisis d'un cou trop tendu. A ce rythme souvent, la voix de poitrine s'essouffle. C'est que le thorax du ténor, plus proche en forme et en ampleur de la bouteille à stout que du tonneau d'ambroisie, n'offre que rarement les larges cavités de résonance que requiert l'exercice. On compense alors, ou l'on croit compenser, par cette nasalité qui cause tant de ravages en nos pupitres, dans la bande des 25 à 30.000 hertz. On connaît classiquement le ténor léger (l'Almaviva du Barbier), le dramatique Otello, le lyrique (Duc de Rigoletto ou Rodolphe de la Bohème). On trouve même, admirez l'expression, le ténor de demi-caractère, espèce bien répandue. Mais il faut ajouter celui dont les naseaux retentissent d'harmoniques, dont l'enchevêtrement des vibrisses s'encombre de doubles croches, dont les fosses nasales sont autant de culs de basse fosse au bon goût : nous avons nommé le ténor lyrico-nasal. C'est que les candidats ne manquent pas pour peupler ce pupitre sui generis, sur toute la gamme de la tirade de Cyrano. C'est toujours lui qu'on reconnaît dans les enregistrements, matamore du décibel, fier-à-bras de la clabauderie. Passe pour le folklore yougoslave, bonjour les dégâts dans Bach et Haydn.

Mais le ténor est excusable. N'avait-il pas quelque vengeance à tirer de l'Histoire ? C'est que, jusqu'au 18ème siècle, il n'était, comme aujourd'hui le baryton, qu'un soliste de seconde zone, souvent réduit à donner la réplique au castrat. Heureusement pour lui, les choses se sont arrangées : le héros de l'opéra est un ténor, comme le jeune premier amoureux. On comprend que les rôles qu'on lui confie si souvent lui montent à la gorge, car ceux qui ont connu la faim sont à table les plus acharnées, comme les moines défroqués deviennent les plus actifs fornicateurs. Qu'il n'oublie pas cependant que si ténor est l'anagramme de trône, il est aussi celui d'étron. Qu'il médite à la vue du tenoron : peut-être se reconnaîtra-t-il dans ce petit basson au pavillon évasé et à embouchure de clarinette. Qu'il sache enfin que le chevrotement le guette, plus qu'un autre, à l'avancée de l'âge.

Que l'on ne s'y trompe pas, nous nourrissons à l'égard de ces confrères la plus vive affection, l'admiration parfois. D'ailleurs, dès que les ténors redescendent de leurs hauteurs et de leur derrière pointu, ils peuvent être les gens les plus charmants du monde. Pour avoir vécu maritalement, ou presque, avec un des leurs, et non le moindre, nous pouvons en faire la communication officielle...